Peut-on avoir une vie privée au travail ?  

L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 22 de notre Constitution énoncent le principe fondamental du droit au respect de la vie privée et familiale. Néanmoins, ce principe n’est pas absolu : des ingérences sont autorisées pour autant qu’elles soient prévues par la loi, qu’elles poursuivent un but légitime et qu’elles soient nécessaires dans une société démocratique.

 Mais peut-on se prévaloir du droit à la vie privée sur son lieu de travail ? Cette liberté nous semble à première vue peu compatible avec le droit de contrôle conféré à l’employeur. En effet, il conviendra de mettre en balance les intérêts du travailleur et ceux de l’employeur afin de déterminer s’il existe une certaine proportionnalité dans l’ingérence exercée. En outre, l’employeur se doit d’informer au mieux son employé sur les questions liées à la vie privée et aux possibilités de contrôle sur le lieu de travail.

 Ci-dessous, nous tentons de répondre à cette question à travers l’analyse de la jurisprudence récente à ce sujet.

 

Règlement ePrivacy

 Dans la continuité de l’adoption du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), la Commission européenne souhaite revoir sa législation sur le respect de la vie privée des utilisateurs de services de communications électroniques. Elle a dès lors proposé un projet de révision de la directive de 2002 « vie privée et communications électroniques » pour en faire un règlement applicable directement dans les 28 Etats membres. Ce règlement constitue une lex specialis par rapport au RGPD qui viendra préciser et compléter celui-ci. Les règles du règlement ePrivacy s’appliqueront donc prioritairement aux données personnelles qui sont traitées dans le cadre de communications électroniques (télécoms). Ce projet de refonte vise à sécuriser davantage et à renforcer la vie privée en ligne. Il devrait entrer en vigueur d’ici fin 2019.

Plus concrètement, le projet de règlement consacre le principe général selon lequel toutes les communications électroniques (SMS, emails, appels vocaux, etc.) sont confidentielles. Par conséquent, tout usage de ces communications, tel que l’écoute, l’interception, l’analyse ou le stockage, est interdit sauf consentement explicite de la personne concernée ou sauf exception prévue par le règlement. Cette disposition s’applique également dans la sphère professionnelle.

En outre, les données relatives au contenu des communications électroniques (textes, voix, images, vidéos, sons…) et aux métadonnées (par exemple, la date, l’heure et la localisation d’un appel ou d’un e-mail), ne pourront être exploitées par les opérateurs que sous réserve de l’autorisation expresse de la personne concernée ou dans les cas visés dans le règlement (par exemple, à des fins de facturation, pour détecter une utilisation frauduleuse ou abusive des services de communications, etc.).

De plus, si le traitement est basé sur le consentement de la personne concernée, celle-ci pourra le retirer à tout moment, et cette possibilité devra lui être rappelée tous les 6 mois.

Vidéo-surveillance

 La CCT n°68 du 16 juin 1998 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard de la surveillance par caméras sur le lieu de travail règle la question de la vidéo-surveillance.

 Un employeur peut installer des caméras sur le lieu de travail, si au moins l’une des quatre finalités suivantes est poursuivie :

 

  • Contrôler la sécurité et la santé du travailleur ;

  • Protéger les biens de l’entreprise ;

  • Contrôler le processus de production, afin de vérifier le bon fonctionnement des machines ou permettre l’évaluation et l’amélioration de l’organisation du travail ;

  • Contrôler le travail du travailleur.

L'employeur doit définir clairement et de manière explicite la finalité de la surveillance par caméras et doit en informer ses employés. Si la caméra est installée pour contrôler le travail d’un travailleur, elle ne peut l’être que de façon temporaire. De plus, la surveillance par caméras doit être adéquate, pertinente et non excessive au regard de cette finalité.

La CCT n°68 énonce que, par principe, la surveillance par caméras ne peut entraîner une ingérence dans la vie privée du travailleur. Si toutefois la surveillance par caméras entraîne une ingérence dans la vie privée du travailleur, cette ingérence doit être réduite à un minimum.

Récemment, cette question a fait l’objet de deux arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH). 

La première affaire, Antovic/Mirkovic v. Montenegro concernait deux professeurs de mathématiques monténégrins qui réclamaient le retrait des caméras de surveillance de l’auditoire où ils enseignaient. Selon eux, cette situation violait leur vie privée. L’Université, quant à elle, affirmait que l’auditoire était un lieu public et que le principe de la vie privée ne s’y appliquait pas. Les tribunaux nationaux donnèrent raison à l’Université. La CEDH, après avoir rappelé sa jurisprudence constante selon laquelle la « vie privée » peut aussi inclure des activités professionnelles, a jugé que la vidéo-surveillance constituait une ingérence illicite dans la vie privée des enseignants. En effet, les tribunaux nationaux n’avaient même pas cherché à trouver une justification légale à la surveillance.

La deuxième affaire, Lopez Ribada and others v. Spain, concernait les caissières d’un supermarché espagnol suspectées de vol. Des caméras cachées avaient été installées par leur employeur pour les prendre la main dans le sac. Une fois les preuves dans la boîte, les caissières furent licenciées pour motif grave. Les juridictions espagnoles ont conclu que le fait de ne pas avoir informé les caissières de l’installation des caméras était justifié par l’existence de soupçons raisonnables de vol et par la juste proportionnalité de la mesure prise. La CEDH ne fût pas du même avis puisqu’elle a jugé que l’employeur aurait pu trouver d’autres moyens moins intrusifs pour  la vie privée des employées ou du moins, qu’il aurait dû préalablement donner des informations générales concernant l’utilisation de la vidéo-surveillance sur le lieu de travail.

 

Cyber-surveillance

En ce début d’année, la CEDH a rendu un arrêt important à ce sujet : L. c. France.

Cette affaire concernait un employé de la SNCF, licencié après la découverte d’images à caractère pornographique et de fausses attestations au bénéfice de tiers dans son ordinateur professionnel. La CEDH a estimé que l’employeur était en droit de vérifier que l’ordinateur était utilisé à des fins strictement professionnelles et qu’il avait agi dans un but légitime. Par cet arrêt, la CEDH valide la présomption de professionnalité des fichiers qu’un travailleur stocke sur un ordinateur professionnel mis à sa disposition par l’employeur. Si ces fichiers ne sont pas clairement déclarés comme étant « privés », ils sont supposés être professionnels et peuvent dès lors être contrôlés par l’employeur.

 

Réseaux sociaux

Un employeur peut-il utiliser des messages postés sur les réseaux sociaux par ses employés, par exemple pour les licencier? Ces messages relèvent-ils de la vie privée? La jurisprudence majoritaire estime que poster des publications ou des avis sur les réseaux sociaux n’est pas considéré comme d’ordre strictement privé. Plusieurs licenciements suite à la découverte de messages racistes ou critiques vis-à-vis de l’entreprise ont été jugés licites et légitimes. Néanmoins, la réponse est plus mitigée en ce qui concerne des messages postés dans des groupes privés sur Facebook. Certains tribunaux ont estimé que ces messages relevaient de la vie privée.

Ici, il conviendra également de mettre en balance le droit à la liberté d’expression de l’employé avec le droit de l’entreprise au respect de son image et de sa réputation, en sachant que l’employé a normalement un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion à l’égard de son entreprise. Cette question a été débattue dans un récent arrêt de la Cour de cassation française. Alors qu’un employé avait posté un message dénigrant à propos de son employeur sur un site accessible au public, la Cour de cassation a validé son licenciement pour faute grave. 

Il convient à l’employeur de prévoir à l’avance les règles entourant l’utilisation des réseaux sociaux et d’en informer ses employés pour éviter tout malentendu.

 

Secret de la correspondance - Ecoute téléphonique

Un employeur ne peut en aucun cas violer le secret de la correspondance privée de son employé. Par contre, si le nom de l’entreprise est mentionné sur la correspondance, bien qu’elle soit destiné à l’employé, l’employeur pourra ouvrir le courrier.

En principe, il est interdit d’écouter, de prendre connaissance ou d’enregistrer, pendant leur transmission, des communications ou des télécommunications privées auxquelles on ne prend pas part, à l’aide d’un appareil quelconque, sans le consentement de tous les participants à ces communications. Cette règle s’applique également aux employeurs. Cependant, ces derniers peuvent vérifier les factures liées au téléphone professionnel de l’employé comprenant la liste des numéros appelés.

 

Conclusion

 Nonobstant la nécessité de mettre en balance les intérêts du travailleur et ceux de l’employeur afin de déterminer si l’ingérence dans la vie privée du travailleur est légitime et proportionnée, il convient de remarquer que la protection de la vie privée reste une liberté fondamentale, même sur le lieu de travail. Tant la nouvelle règlementation e-Privacy que la jurisprudence majoritaire tendent à privilégier la protection de la vie privée de l’employé au travail. Bien entendu, certaines ingérences de la part de l’employeur sont toujours possibles mais elles sont limitées et doivent être justifiées. L’employeur doit également être transparent vis-à-vis de ses employés quant aux possibilités de contrôle qu’il choisit de mettre en place.

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